Courir tant que je pouvais, courir tant que mes pattes me l’autorisaient. Courir pour l’oublier, courir pour t’oublier. Oublier cette tombe, ces larmes, ces cris, ces souvenirs. Et hurler cette haine et cette horreur en me rendant compte que j’étouffe. Traversant à une vitesse folle mes terres, mes yeux azure brillants de larmes, je sentais mon cœur sur le point d’exploser. Me mordant férocement les babines, je poussai un peu plus mes limites pour m’éloigner le plus vite possible de ma meute. Je devais être forte pour eux, nombreuses étaient les louves qui avaient perdues leurs compagnons, les loups qui avaient perdus les compagnes. Mais pourtant j’avais l’impression de porter à moi toute seule leur peine et leur désespoir, à tous. Son visage me hantait, les années pouvaient passer, personne n’avait encore réussit à me l’effacer. Une larme glissa sur ma joue et je secouai furieusement la tête pour la chasser. Laissez moi respirer… J’avais peur d’affronter tous ces horribles souvenirs, peur de revoir son visage mais d’oublier son odeur, sa chaleur. Sentir la morsure du froid contre moi, la solitude pesant tellement sur mes épaules que j’avais l’impression d’avoir le menton par terre. Lâchant un grognement, tout d’un coup un loup se trouva sur mon chemin. Il me vit arriver sur lui à toute allure mais ne bougea pas, tétanisé. Rassemblant ma course, mes muscles se tendirent à l’extrême. Le temps ralentit… Mes pattes prirent appuis sur le sol, je lâchai la pression sur mon corps. Je décollai du sol, voyant le corps du loup passer sous moi. A peine arrivée de l’autre côté, je ne pris pas le temps de voir s’il s’était évanoui ou pas, je repris ma course. On dit que l’amour donne des ailes, et bien c’était vrai. Mais mon amour m’avait offert des ailes brûlées…

Arrivant sur la plage, je m’autorisai enfin à ralentir. A vrai dire je passais subitement d’une course folle à un arrêt total. Plantée droite au milieu du sable je fermai les yeux et m’appliquai à respirer normalement. Avalant difficilement ma salive je relevai la tête, mes yeux dégoulinants de larmes. C’était injuste, la vie était injuste et pourtant je devais faire avec. Seule… J’allais marcher dans l’eau, laissant le liquide froid recouvrir juste mes pattes et effacer les empreintes d’une louve perdue. J’en avais marre de me sentir incapable de tourner la page, je n’y arrivais pas. Je n’avais même pas eu le temps de lui dire au revoir… Ils me l’avaient arrachés comme si personne ne l’avait aimé. Le calme de la plage, le bruit des vagues m’apaisèrent et je finis par ravaler ces larmes. M’essuyant le visage avec ma patte je n’arrêtai pas pour autant ma marche, laissant mon corps, mon esprit et mon âme vagabonder à leur guise. Parfois je sentais le regard sévère de ma mère dans mon dos qui voulait que je me reprenne et celui attristé de mon père qui me comprenait et savait ce que je ressentais. Lui aussi avait aimé une louve, il m’en avait parlé : Tormenta. C’était son prénom, elle avait été tuée sous ses yeux, comme moi pour Tesomok. L’histoire se répétait et désormais je ne savais plus comment agir. Un jour mon père m’avait dit : on n’oublie pas, on vit. Pourtant mon désir le plus cher était d’arriver à sourire et non pas à pleurer quand je revoyais le visage de mon ancien compagnon. Il n’y avait plus que le vent et le sable. Le temps et la destruction.

Mes pattes sur le sable humide, le vent s’engouffrant dans ma fourrure, déposant quelques grains de sel sur ma peau. Mes yeux bleus fixaient l’horizon devant moi, il s’entendait, s’étirait. Je me demandai ce que ça fait d’être l’horizon, d’être intouchable, fuyant comme un fou devant toute personne qui cherchait à l’attraper. Me secouant, je reprenais lentement du poil de la bête sans pour autant me sentir plus légère. Je ne pleurais plus, c’était déjà une bonne chose. Je me souvenais parfaitement pourquoi les Devils avaient prit mon compagnon et non pas un autre loup : parce qu’il m’incitait à nous motiver et les bâtards l’avaient sentis. Alors ils s’étaient débarrassés de lui, pensant se mettre à l’abri et avoir détruit l’élément capital de la meute. Je me rendis compte à quel point les loups que nous avions combattus autrefois étaient faibles et stupides par rapport à ceux dont parlait la rumeur. Les anciens s’étaient enfoncés dans la paresse et la luxure, comme s’ils étaient invincibles. Stupide idée… Soudain, une odeur et un léger bruit de pas se firent t’entendre. Relevant les oreilles sur ma tête je regardais derrière moi : un loup s’approchait. Un sourire traversa mes babines et malgré mon envie de solitude, le visage de Deldùwath me fit un bien fou. Peut-être parce qu’il avait l’air aussi désespéré que moi. Il vint me rejoindre tranquillement et s’arrêta à une distance raisonnable. Avais-je donc l’air si dangereuse ? Le sourire éclaira un peu plus mon visage et quand il parla j’inclinai la tête pour lui rendre son bonjour. Je vins le rejoindre, mon trot aérien me permettait de ne pas m’enfoncer dans le sable. Ce fut en me rapprochant que je lus dans le regard de l’archange toute sa tristesse, et dans ses pupilles rougies par les larmes, l’horreur et la honte brillaient avec une telle ardeur que cela me choqua presque. Ce regard ne m’était pas destiné, on aurait dit qu’il se détestait lui-même… Penchant la tête sur le côté, je finis par détourner mon regard pour fixer l’île au loin qui ne pouvait pas être atteinte, le courant était encore trop fort.

« Bonjour Deldùwath. »

J’aimais bien lui rendre ses saluts solennels, je trouvais ça parfois amusant. Une lueur de malice s’alluma dans mon regard et mon sourire s’accentua. Secouant la tête en prenant une profonde inspiration, je me mis bien droite devant lui, le regard, à moitié sérieuse, à moitié amusée.

« Quelque chose me dit que tu n’es pas plus dans ton assiette que je suis dans la mienne. »

J’avais pris l’habitude de m’occuper un peu des affaires des autres, peut-être était-ce un gros défaut. Mais je savais que cela faisait du bien parfois de se confier et la meute avait plus confiance en moi. Je m’étais plusieurs fois fais rembarré méchamment car je m’aventurais dans un terrain qui ne me regardait pas. Je laissais les loups grognons se démerder tout seul, mais ce n’était pas rare qu’ils reviennent me voir par la suite. Je connaissais un peu Deldù’ du moins j’avais plusieurs fois entendu parler de sa famille. Il comptait parmi les loups les plus distants de la meute, c’était aussi un loup qui avait fait battre plus d’un cœur (oui, j’étais aussi un peu la confidente des jeunes louves). Combien de fois avais-je entendu le même refrain sur l’amour ? Ces louves qui ne voyaient qu’une beauté aveugle, ignorant parfois jusqu’au nom du loup. Mais moi je voyais sur ses épaules un poids, quelque chose d’affreusement lourd qui lui faisait ployer l’échine. Un évènement, un souvenir terrible dont j’ignorais tout mais dont je devinais le poids.

« Ca devrait être interdit, à notre âge, de pleurer. Nous avons trop vécut, et maintenant nous devons pleurer nos années passées… »

J’avais prononcé ces quelques mots en fixant les vagues fumantes de la mer, regardant les rouleaux s’écrasaient dans des gerbes blanches d’écumes. Je ne savais pas vraiment si je m’étais adressée à lui ou à moi. Peut-être aux deux. Généralement les loups et les louves n’aimaient pas que je parle ainsi, ils disaient que j’avais l’air d’une prétentieuse. Mais je ne voyais pas ce qu’il y avait de mal à dire ce que l’on pensait. Surtout quand vous avez devant vous un loup qui faisait l’objet de nombreuses convoitises, et un beau jour d’hiver, vous le croisez en pleurs. Qui a-t-il de mal à vouloir l’aider ? Pourtant cette fois je me retiendrais de lui donner des conseils, ma dernière expérience m’avait apprit à ne pas pousser les limites trop loin. Décidemment, même après de nombreuses années passées sur terre, les coutumes locales m’étaient toujours aussi difficiles à comprendre.