Les yeux dorés d'Oromis balayèrent les alentours de la cascade. Dans sa gueule, un malheureux lapin pendait. Mort. Il n'aurait jamais dû sortir de chez lui, et encore moins donner un coup de patte - plutôt violent - sur le nez du mâle. Celui-ci n'avait, au départ, aucune intention de le tuer. Il n'avait pas faim et un lapin déjà attrapé n'avait aucun intérêt à ses yeux. Curieux, enclin à la découverte, il lui avait laissé un peu de liberté. Et pan ! En plein sur la truffe. On ne dirait pas, mais ça a une sacrée force dans le derrière, ces bestioles. Et ce coup sur le museau, déjà assez douloureux en soi, lui avait rappelé la première fois qu'il avait tué. C'était également un lapin, au dos brisé par sa mère, qui n'en avait plus pour longtemps. Elle le lui avait apporté pour qu'il apprenne son métier de prédateur.
Lui, d'abord un peu inquiet, s'était doucement approché du lièvre qui se débattait violement.. Il l'avait reniflé. Et l'animal lui avait également donné un bon coup sur la truffe, qui - il était encore petit - l'avait fait rouler à un mètre ou deux. Furieux, il l'avait cette fois égorgé, oubliant son inquiétude sous le coup de la douleur et de la colère. Bien sûr, un tel coup ne le gênait à présent plus tellement, mais, franchement gêné de s'être fait avoir comme un louveteau, le mâle avait ses mâchoires sur la nuque du petit animal. Après quelques soubressauts, le lapin s'était éteint. L'ennui, c'est qu'il avait à présent plein de sang dans la gueule.

Sans s'en rendre compte, il se replongea dans ses souvenirs. Il se rappella la connivence partagée avec sa mère, la confiance absolue qu'il lui portait, malgré sa faiblesse qui l'handicapait beaucoup. Il se rapella aussi ce jeune loup maigre et pitoyable qu'ils avaient rencontrés un jour, et qui était devenu au fil du temps son ami.. Le souvenir de leur morts, de la vision de leurs cadavres, le submergea, ouvrant une nouvelle fois la blessure de son coeur. Oromis secoua la tête, sans se soucier du sang qu'il envoyait partout, désireux d'apaiser cette souffrance infinie. Et il bannit à nouveau ses sentiments hors de son coeur, hors de son âme.

La vie finit toujours mal. Quoiqu'on fasse, elle ne peut finir bien, car seule la Mort nous attend au bout du chemin. Elle est inéluctable. Oromis s'était depuis longtemps fait à cette idée, et c'est principalement pour cette raison que risquer sa vie ou enlever celle des autres ne lui posait aucun problème. Ce n'est pas qu'il soit particulièrement cruel ou méchant, il est simplement.. froid. Suprêmement indifférent. Considérant que tous les loups finissent par mourir un jour, il ne voit aucun problème dans le fait de leur faire prendre un raccourci. Autrement dit, enfoncer ses crocs dans leur gorge ou autre moyen de mort semblable.
C'est aussi pourquoi la mort des autres, même ceux qu'il avait appréciés, le laissait de marbre. Certes, il était triste et regrettait l'absence de ces rares personnes à avoir touché son coeur, mais ne s'y attardait que peu et se contentait de conserver son souvenir au creux de son coeur. Aux yeux de bien des loups, cette attitude le fait paraître pour totalement insensible. Ce qui est faux. Même s'il est peu émotif, il n'est pas non plus de glace. Enfin, pas totalement, quoi x) Simplement, il ne le montre pas. Jamais. Montrer ses émotions, c'est comme un aveu de faiblesse pour lui, une faille dans laquelle des ennemis peuvent s'engouffrer. Il l'évite. Il ne veut plus jamais... Non, plus jamais revivre.. Plus jamais.

Le loup blanc-crème s'avança, posa la caracasse du lapin et se pencha vers l'eau claire. Il s'y désaltéra à grands traits et, même lorsqu'il n'eût plus soif, resta le museau dans l'eau. Des traînées écarlates étaient entraînées par le courant. Il resta ainsi quelques instants, savourant la caresse de l'eau sur sa peau encore un peu endolorie. Une de ses oreilles pivota soudain. Il releva la tête.