Le soleil ne s’était pas encore levé, il ne se lèverait que dans quelques heures. Il faisait nuit noire, la neige tombait en tempête, les flocons formant une sorte de manteau sur ma fourrure blanche. Je marchais depuis bientôt deux heures, je n’avais pas réussi à trouver le sommeil. Je m’étais levée en plein milieu de la nuit avec une puissante sensation de froid. Désormais je marchais au milieu d’un endroit déserté de toute vie car il n’était pas fait pour accueillir les vivants. Je sentais mon cœur s’alourdir à chaque pas, mes épaules me pesaient de plus en plus. Je sentais ma fierté et ma noblesse trembler à l’approche de cette tombe. J’avais perdu toute ma stature, je ne ressemblais plus à une dominante mais à une louve comme les autres, abattue par un chagrin qui ne s’envolait pas malgré les années. Suivant un petit chemin de terre gelée, j’avalai ma salive avec tant de difficulté que je me posai un instant la question si cela était raisonnable de continuer ma route. Je me retrouvais soudain tiraillée entre deux choix : revenir sur mes pas et aller me coucher dans la grotte comme si de rien n’était. Ou bien finir les quelques mètres qui me séparaient de la sépulture et affronter une cruelle réalité. Cette fois-ci, je pris son mon mince courage et enjambai la courte distance, trop courte… M’arrêtant devant la petite pierre je regardai avec désespoir ses bords autrefois si lisses qui maintenant s’effritaient avec le temps. Un lierre avait commencé à grimper sur la roche, la rendant encore plus fragile, lui donnant l’air qu’elle était là depuis des siècles. M’asseyant devant, j’enroulai ma queue autour de mes pattes. M’appliquant à respirer, un rire nerveux me prit alors que les larmes commençaient à couler sur mes joues. Je pris une profonde inspiration et tentai de cesser de rire bêtement. Posant mon regard azure sur la pierre, mon rire s’envola dans le vent, laissant la place à un désespoir sans limite. Bizarrement je me sentais de moins en moins triste en voyant cette tombe, enfin, disons que je n’avais plus envie de sauter du haut du premier rocher venu. Non, désormais c’était comme si j’avais accepté la réalité : je vivais avec.

J’avançai une patte et caressai du bout des griffes les petites branches qui commençaient à entourer cette sépulture. Sentant la tristesse me peser autant que le sommeil, je me couchai contre la pierre et me laissai aller. Je faisais mon possible pour réchauffer cette roche glaciale, comme si cela changerait quelque chose. De ma gueule s’échappait de la buée, la neige ne cessait de tomber. Je ne pouvais fermer les yeux car je savais qu’en cet endroit funeste, les cauchemars allaient me rendre folle. La voix des morts, des assassinés, des tueurs. Les plaintes silencieuses des autres loups et louves qui, comme moi, s’accrochaient à une pierre constituait d’atomes de regrets. Nous n’avions plus rien à pleurer, mise à part un petit carré de terre glacée, qui représentait à nos yeux toute une vie, tout un passé révolu et enterré en même temps que le corps du défunt. Les larmes ne coulaient plus, je me sentais juste vide. Je revoyais dans ma tête sa fourrure crème et son regard pétillant. Il me disait : « Un jour j’irai rejoindre les asticots, alors il faudra que tu te trouves un loup plus beau et plus fort que moi ». En songeant à cette phrase un nouveau rire nerveux s’échappa de ma gueule. Idiot… Il ne voulait que ça, que je me trouve un nouveau compagnon. Parfois il avait même réussi à me faire douter de ses sentiments à mon égard : je n’avais jamais douté des miens. Il m’avait confié qu’il n’avait pas à croire que je venais d’en haut et qu’il trônait à mes côtés, il disait qu’il n’était pas assez chanceux pour tenir encore de nombreuses années. Il avait raison… Il n’avait pas tenu 2 ans.

Je dormais depuis quelques heures déjà, dans la grotte des Angels. Soudain, une brusque rafale de vent me fit frissonner et je me réveilla en sursaut, observant les alentours de mon regard furtif. Tous les autres loups présents dormaient, comme s'il y avait un message qui ne s'adressait qu'à moi. Je me suis levé tranquillement, m'ébrouant pour enlever les flocons de neige qui s'accrochaient désespérément à ma belle fourrure blanche. Je me rendis soudain compte de ce qui clochait. J'observai rapidement les alentours, puis mon regard se posa sur l'extérieur. La tempête ce déchainait, des vents horribles sifflaient furieusement, la tête tombait de tout côté. Et une personne manquait à l'appel, une personne qui était là quelques heures avant.


Humbra ..


Murmurais-je, surtout pour moi-même, avant de sortir de la grotte. Je resta immobile quelques instants, observant la noirceur de la nuit, secouée par ces vents terribles. Où pouvait-elle bien être allée à une heure aussi matinale ? Je n'eus pas à réfléchir bien longtemps, cependant. C'est pourquoi je me mis à courir, bravant cette tempête pour rejoindre ma mère. Une fois arrivé dans le cimetière, je sus tout de suite où me rendre. Voilà plus de trois ans que j'y allais régulièrement, parfois seul, parfois en compagnie de cette louve que Tesomok avait laissé en deuil. Je ralentis l'allure et soudain, l'aperçut finalement en plissant des yeux. Elle était telle que je l'avais trouvée plusieurs fois, couchée sur cette pierre lisse et froide qui appartenait à mon père. Je soupira tristement, avant de faire quelques pas dans sa direction. Je n'avais jamais pu connaitre mon géniteur et pour cela, j'en voulais terriblement au Devil. Et ma haine ne faisait que s'accroître lorsque je voyais Humbra ainsi, triste et complètement démunie.


Je savais que je te trouverais ici ..


Je m'approcha lentement de ma mère, la tête légèrement penchée vers l'avant. Arriver à ses côtés, je me coucha simplement près d'elle pour la réchauffer et posa ma tête sur sa belle fourrure blanche. Je respectais son silence, son besoin de vivre son deuil. Mais elle savait que j'étais et je serais toujours là pour elle. Si elle avait besoin de quoi que se soit, j'étais là. En attendant, je la laissais reprendre ses esprits et tenter de dissipé le chagrin.

Cette horrible douleur qui, à chaque seconde passée sur cette tombe, me donnait l’impression que c’était la fin de ma vie. Les flocons de neige avaient l’air d’instruments de musique qui, sinistrement, chantaient la mort de mon conjoint. Voilà trop longtemps que je n’avais pu le sentir près de moi et que cette sépulture ne m’apportait même plus de réconfort. Dans cette petite pierre à laquelle je me raccrochais avec un désespoir naïf, j’espérais toujours le revoir et sentir sa présence à mes côtés. Mais il n’était plus là, il m’avait abandonné… J’enfouis mon museau sous ma patte et laissai les larmes couleur le long de mon visage. J’entendis derrière moi des pas et je n’eus pas besoin de me retourner pour savoir qu’il arrivait. J’étais sûr que c’était un sixième sens chez lui, ou quelque chose dans ce genre. Il était capable de me dénicher, de me pister, il savait toujours où j’étais. Je me demandais s’il était conscient que lui seul pouvait faire ça. Reposant mon museau par-dessus ma patte, je fermai les yeux et pris une profonde inspiration, le froid me mordait au travers de ma fourrure. Puis, avec cette douceur qui le caractérisait si bien à mon égard, il vint se coucher à côté de moi et posa sa tête sur mon épaule. Je souris. Mon fils… C’était la plus belle chose, avec sa sœur bien sûre. Ils étaient les deux seules choses qui me retenaient sur cette terre. Mes petits-enfants ? Certains semblaient avoir oublié que j’étais leur grand-mère. De toute manière cette appellation ne me convenait pas vraiment. La simple présence de Sitael dissipa peu à peu mon chagrin et son silence me reposait étrangement. Bien plus puissant que les mots, que les pleurs, l’absence de phrases me rendait calme. Et sa chaleur me permettait de réchauffer un peu cet étau glacial qui m’enserrait dès que je venais ici. Le pire dans cette histoire n’était pas que je ne pouvais vivre sans mon compagnon, mais au contraire que je pouvais vivre sans lui. La tristesse n’avait pas put m’emporter dans la tombe mais elle m’obligeait à me traîner, comme si un boulet s’accrochait à ma patte. Et je savais que son souvenir s’effaçait, et que je l’oubliais…

Je souris en lâchant un court soupir et ouvris mes grands yeux bleus. Nous étions là, deux loups d’une parfaite blancheur, on pouvait nous croire amants. Mais il était mon fils, celui en qui j’avais une confiance aveugle, en qui je croyais. Roulant des épaules doucement, je relevai la tête et la tournai vers la sienne. Avec l’affection d’une mère pour son enfant, je lui léchai tendrement le museau. Tous deux partagions un étrange chagrin : moi celui de connaître, lui d’ignorer. Me raclant la gorge, je pris une profonde inspiration et levai les yeux au ciel. Me rappelant quelque souvenirs, je lâchai un petit rire nerveux avant de replonger mon regard dans celui de Sitael.

« Cette fois je ne te demanderai pas comment tu as fais pour me retrouver. »

Me secouant pour le prévenir que je me levai, un léger frisson me parcourut. C’est fou ce que la chaleur d’un loup peut-être utile sous la neige. Me levant dans un bon léger et souple, je fis quelques pas au trot pour me dégourdir les pattes. M’ébrouant énergiquement, je savais que la vie était dure, mais je savais aussi que je n’étais pas la seule à souffrir. Je savais qu’il y avait des loups sur qui je pouvais compter, je savais qu’il y avait encore des personnes pour qui me battre n’était même pas une question. Regardant le loup avec douceur, je lui indiquai du bout du menton un petit chemin qui formait un serpent entre les tombes. Cet endroit, recouvert sous un manteau de neige, perdait un peu de sa tristesse pour prendre des allures magiques.

« Merci. Merci d’être venu. J’ai parfois l’impression qu’on échange les rôles et que tu deviens le père, et moi la fille en détresse… »

Un nouveau sourire, un peu plus triste, traversa mes babines sombres. Mais bien sûr il n’était pas mon père, seulement j’étais plus proche de lui que de mon géniteur. Celui-ci n’avait pas vraiment eut le temps de me connaître, il avait juste compris cette douleur et cette détresse. Mais il ne m’avait pas aidé, il m’avait laissé seule avec mon chagrin, sur terre, alors que j’aurais aimé remonter dans les nuages, ne serait-ce que pour voir ma mère. Il ne m’avait même pas adressé un regard, il savait que si je remontais, je ne redescendrais plus jamais. Je n’avais pas finis ma tâche, je devais achever mon œuvre. Je devais gagner, une nouvelle fois…