Je regardai le ciel, je contemplai les lourds nuages qui planaient au-dessus de moi, comme une menace profonde. Mes yeux azure fixaient ces morceaux de cotons, et je me revoyais gambadant dessus, jouant avec mes frères et sœurs. Je revoyais mon innocence et mon envie de découvrir autre chose que des champs blancs, comparables à de la mousse. Dans mon inconscience de gamine, je m’étais approchée du bord, j’avais senti le vent des terres du bas venir me caresser le visage. J’avais baissé les yeux et j’étais tombée amoureuse. Comme ça, au bout de quelques instants. Ca m’était tombé dessus si violemment que je n’avais pu m’empêcher de regarder, d’admirer ce loup qui allait occuper, sans le savoir, mes pensées pendant des mois. Je me souvins de toutes les choses que j’aurais donné pour descendre et le connaître. Désormais, il n’y avait plus rien… Juste une éternelle solitude accompagnée d’une menace si proche que je pouvais sentir son souffle chaud dans ma nuque. J’étais descendue, j’étais allée le voir et j’avais cru à un bonheur parfait. Idiote que j’étais… Le bonheur n’existe pas plus que la chance. Mais j’y avais cru ! J’avais cru que je pourrais l’aimer jusqu’à la fin de ma vie, lui, ce loup normal et pourtant si extraordinaire. Lui qui m’avait promis une vie, on me l’avait arraché. Je sentis mon corps se gonfler de haine, ma tête bourdonner de rage et mon estomac de soulever d’horreur. Mais il était mort… Assise bien droite au milieu de cette étrange plaine, je sentis les larmes me brûler furieusement les yeux. Baissant la tête, je laissai une goutte glisser le long de ma joue, décrivant un chemin sinueux sur mon museau et elle alla s’écraser sur les herbes folles et sombres. Le bruit normalement léger de sa chute devint énorme dans mes oreilles, comme si l’éclat de la larme résonnait. Reculant brutalement, c’était comme si on avait brisé du verre et j’en restais muette et pétrifiée sous le coup de la surprise. Il fallait que je fasse quelque chose et vite, sinon j’allais sombrer dans une dépression. Je me mis à marcher, mais je n’aimais rien ici : ces couleurs sombres, ce ciel constamment noir, je ne voyais même plus les étoiles. Mais il y avait bien pire : d’autres meutes. Je n’y avais cru, personne n’avait cru possible que le barrage cède. Pourtant c’était vrai, je revis dans mon esprit le flot envahir nos terres, les hurlements, les bousculades. Je revoyais ces corps emportaient pas un courant destructeur, ces pleurs, ces appels au secours. La meute était affaiblie avant son arrivée dans les terres de Zéphyr, et on avait dut leur imposer une nouvelle épreuve : un chemin fou, balayé pour un vent trop puissant pour leur laisser le choix. J’avais vu tomber des loups que je connaissais, les vieux qui m’avaient appris les coutumes du monde. Je les avais disparaître un à un, et à la sortie une meute diminuée. Nous pensions trouver des terres saines et agréables, nous n’avions trouvé qu’un endroit déjà occupé par d’autres meutes. Par toutes les meutes…

M’arrêtant fixement au milieu de la plaine, je levai la tête et dressai les oreilles sur ma tête. Une méfiance perpétuelle, aucun moment de repos, toujours sur mes gardes… Nous n’étions pas seuls ici. Nos ennemis y résidaient aussi, tout Wolf Angel s’était réuni dans des terres soudainement petites. Je m’y sentais à l’étroit, oppressée de tous côtés. Pour la première fois depuis mon arrivée, je ne me sentais pas chez moi sur terre. Pas un rayon de soleil… Pas un signe, le seul vent qui me parvenait était celui que dirigeait Zéphyr. Mes parents ne pouvaient rien pour moi et je me sentais désespérément seule. Ces derniers jours plus que jamais, mon ancien compagnon me manquait. Et ce manque me rongeait de l’intérieur jusqu’à ne plus trouver le sommeil. J’étais alors devenue ce que j’étais quand je n’allais pas bien : une machine à tuer. La susceptibilité me rendait folle et je voyais dans chaque regard une provocation. Alors je m’isolais et je priais pour que nos terres absorbent vite toute cette maudite eau. Pourtant les Devils n’étaient pas idiots : ils m’évitaient. Je n’en avais pas encore croisé, mais je ne croisai pas plus les loups de ma meute. De temps à autre un visage ravagé et une odeur lointaine, un regard éteint et suppliant qui m’implorait. J’entendais dans ma tête leurs plaintes : « Sauves-nous, Humbra, encore une fois… » Avalant avec difficulté ma salive, je repartis d’un bon pas, comme pour fuir ces voix qui me hantaient et rendaient mes nuits insupportables. Mais au fait, quelles nuits ? Je n’avais plus aucune notion du temps ici, tout se perdait, se mélangeait, jusqu’à nos origines… J’allais une nouvelle fois me perdre dans les chemins tortueux de mon esprit quand un mouvement attira mon attention. Aussitôt mes muscles se crispèrent et je m’aplatis sur le sol. Couchée parmi les herbes sombres, malgré ma fourrure blanche, j’étais presque invisible. C’était surtout cette saleté de brume qui me permettait de ne pas me faire trop remarquait. Soudain le ciel se dégagea et je vis l’herbe sombre devenir bleu. Ouvrant de grands yeux, oubliant la présence, je me levai avec une noblesse retrouvée : une noblesse d’ange. Me dressant au milieu de la plaine, je la vis s’illuminer dans une couleur si semblable à celle de mes yeux. Un immense sourire traversa mes babines et je restai immobile. Levant les yeux au ciel, les rayons de la Lune caressèrent mon visage qui venait de retrouver son éclat. « Tu es un être libre et indomptable, personne ne t’enchaînera. Tu vaincras… » Telles étaient les paroles de mon ancien compagnon et elle résonnèrent dans ma tête comme la plus belles des mélodies. Puis la Lune se recouvrit de nouveau de son manteau nuageux et tout redevint noir. Tout, sauf moi… Baissant les yeux, je les posai sur la silhouette que j’avais aperçu quelques instants auparavant : une longue silhouette noire et gracieuse. Fixant avec méfiance cette louve inconnue –la silhouette ne ressemblait en aucun point à celle d’un loup- je tentai de calmer mes ardeurs. La beauté de la plaine bleutée m’avait rendu plus sereine, mais m’avait aussi nourrie d’une force destructrice. J’étais, comment dire… Un Ange ?